JOURNAL

Proposition de loi « Sapin 3 » : vers plus d'obligations et de contrôles sur les acteurs publics

Compliance

Fleur JOURDAN et Dan PHAN
LE JOURNAL

Cinq ans après la loi Sapin 2, une proposition de loi déjà appelée Sapin 3 a été déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale. Cette proposition vise à combler les insuffisances dressées par le rapport Gauvain Marleix sans en suivre toutes les préconisations. - Elle prévoit de renforcer les obligations des collectivités territoriales en matière de Compliance. - Elle propose de réorganiser les pouvoirs de l'AFA en transmettant à la HATVP la compétence de contrôle sur les personnes publiques

Il y a 5 ans, la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin 2 », avait pour ambition de combler le retard qu'accusait la France en matière de lutte contre la corruption au regard des standards internationaux (Conv. 17 déc. 1997 sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales. – Conv. pénale sur la corruption du Conseil de l'Europe, 27 janv. 1999. – Conv. contre la corruption, 31 oct. 2003, Partenariat de Busan pour une coopération au développement efficace).

Pour ce faire, elle a notamment introduit un panel de mesures visant à combattre des pratiques tel que le versement par des entreprises françaises de « pots de vin » à des agents public étrangers. Ainsi, dès le 1er juin 2017, les entités publiques et privées devaient intégrer ces nouvelles exigences de conformité afin d'adopter des comportements plus éthiques.

Une des mesures phares de la loi consiste en l'instauration d'une obligation générale de prévention et de détection de la corruption à la charge des entreprises de plus de 100 millions d'euros de chiffres d'affaires et/ou plus de 500 salariés. Concrètement, ces entreprises sont tenues de mettre en place un dispositif spécifique décliné en huit piliers par l'article 17 de la loi. La conformité de ce dispositif est contrôlée par l'Agence française anticorruption (AFA), dotée à ce titre de prérogatives de sanction.

S'agissant des personnes publiques (administrations, collectivités, établissements publics, sociétés d'économie mixte), l'AFA joue un double rôle de conseil et de contrôle de la qualité et de l'efficacité des procédures internes mises en œuvre. Ces contrôles peuvent venir de sa propre initiative ou être demandés par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), par le Gouvernement ou par un préfet. À l'issue de ses contrôles, l'AFA peut formuler des observations et des recommandations afin de renforcer les dispositifs de prévention des atteintes à la probité.

Ainsi, depuis les premiers contrôles conduits en 2018, plus de 125 contrôles ont été engagés, dont 41 portant sur des acteurs publics (AFA, Rapp. annuel d'activité 2020).

Après 4 ans de mise en œuvre de la loi Sapin 2, ses avancées ont fait l'objet d'un rapport d'évaluation de la mission d'information de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Ses rapporteurs, les députés, Raphaël Gauvain et Olivier Marleix, ont dressé un bilan globalement positif de cette réforme et du référentiel anticorruption qui en est issu. Cette loi a, selon eux, « permis à la France de se doter d'outils de lutte contre la corruption parmi les plus ambitieux ».

Toutefois, les deux députés ont regretté le retard persistant de la France dans ce domaine. Notre pays est encore classé à la « 23e place du classement de Transparency International sur le niveau de perception de la corruption, soit le même niveau qu'en 2015 ». Dès lors, ils appellent à aller plus loin et à donner un « nouveau souffle » à cette politique publique, en partant de ses insuffisances pour formuler des propositions de réforme.

C'est sur la base de ces travaux qu'a été élaborée la proposition de loi n° 4586 visant à renforcer la lutte contre la corruption, présentée par M. Gauvain et déposée le 19 octobre 2021 à l'Assemblée nationale. Ce texte envisage notamment un renforcement des obligations à la charge des personnes publiques (1) et une réorganisation institutionnelle des acteurs de la lutte anticorruption (2).

Les perspectives d'adoption de cette proposition de loi avant la fin du mandat présidentiel sont très controversées. Si le ministre des Finances s'est dit en faveur de son adoption rapide, il semble que Matignon y soit plus réfractaire, notamment en raison des nouvelles obligations que le texte fera peser sur les collectivités territoriales.

1. Vers de nouvelles obligations à la charge des personnes publiques

Si le rapport parlementaire se félicitait de la « relativement bonne diffusion des obligations prévues par le texte parmi les acteurs économiques », il regrettait immédiatement la faiblesse de cette appropriation auprès du secteur public.

En effet, la soumission des personnes publiques aux obligations de la loi Sapin 2 fait l'objet d'une certaine ambiguïté juridique. Si l'AFA est compétente pour conseiller et contrôler les acteurs publics, la loi ne précise pas explicitement la nature des obligations qui leur sont applicables. À plusieurs reprises, l'Agence a précisé ses attentes à l'égard des personnes publiques, en les soumettant, par analogie, au même programme anticorruption que celui applicable aux entreprises, notamment par le biais de ses recommandations. C'est d'ailleurs sur la base de ce référentiel que sont effectués les contrôles de l'Agence (Rapp. d'analyse de l'enquête sur la prévention de la corruption dans le service public local, nov. 2018. – Charte des droits et devoirs des parties prenantes au contrôle – Acteurs publics, associations et fondations reconnues d'utilité publique, avr. 2019. – Avis relatif aux recommandations de l'Agence française anticorruption destinées à aider les personnes morales de droit public et de droit privé à prévenir et à détecter les faits de corruption, de trafic d'influence, de concussion, de prise illégale d'intérêts, de détournement de fonds publics et de favoritisme, déc. 2020.)

Parallèlement, l'AFA déplore que la loi n'offre à l'heure actuelle « aucune possibilité de contraindre les acteurs publics, ne fût-ce que par le prononcé d'injonctions » (AFA, Rapp. annuel d'activité 2020). En effet, en cas de manquement constaté, aucune sanction n'était jusqu'à présent prévue à l'égard de ces entités, et les rapports issus des contrôles ne sont transmis qu'à leurs représentants ainsi qu'aux autorités à l'initiative du contrôle.

L'AFA ne se prive pas toutefois, en cas de suspicion de faits de corruption ou d'autres délits, de saisir le Parquet en faisant usage des dispositions de l'article 40 du Code de procédure pénale, réaffirmées par la loi Sapin 2.

Le rapport parlementaire constate enfin que « les obligations issues de la loi Sapin 2 sont peu mises en œuvre au sein des administrations publiques et des collectivités territoriales ». Ce constat rejoint le dernier rapport annuel d'activité publié par l'AFA, qui pointait l'existence « d'importantes marges de progrès en ce qui concerne la prévention et la détection des atteintes à la probité » et soulignait que « ces mesures, lorsqu'elles existent, sont éparses et incomplètes, et s'appuient rarement sur un réel engagement des instances dirigeantes et sur une évaluation préalable et rigoureuse des risques ».

Selon le rapport d'analyse de l'enquête sur la prévention de la corruption dans le service public local de 2018 et les auditions conduites par les rapporteurs, le niveau de formation et de sensibilisation des agents et des élus est très perfectible, la lutte contre la corruption peinant à « entrer dans les mœurs » des acteurs locaux notamment (V. sur ce point : F.  Jourdan , Compliance dans les collectivités : l'Agence française anticorruption pointe l'insuffisance des dispositifs mis en place : JCP A 2019, 2042).

Pour remédier à cette « faible maturité des acteurs publics dans la maîtrise des risques d'atteinte à la probité » (AFA, Rapp. annuel d'activité 2020), les rapporteurs ont repris une proposition du Club des juristes (Pour un droit européen de la compliance : Rapp. du Club des juristes, nov. 2020) et appelé à la constitution d'un véritable référentiel de conformité spécifique aux acteurs publics. Ce référentiel devrait être adapté à leur variété, en termes de statut, de dimension, d'enjeux, de risques et de cadre juridique applicable.

Aussi, la proposition de loi transpose en adaptant les obligations de l'article 17 de la loi Sapin 2 aux acteurs publics.

L'obligation de mettre en place ce dispositif est désormais explicitée et intégrée à la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

Cependant, contrairement aux acteurs économiques, la mise en place de l'ensemble des huit piliers ne serait pas forcément obligatoire : l'article précise que les acteurs publics devraient mettre en œuvre « une ou plusieurs des mesures et procédures » listées, et renvoie à un décret en Conseil d'État le soin de moduler les mesures à mettre en œuvre par chaque catégorie d'acteur (selon la nature de l'entité et son niveau d'exposition aux risques). L'esprit de la proposition est donc repris, bien que sa déclinaison concrète soit déléguée au pouvoir réglementaire.

Enfin, last but not least, s'agissant des mesures incitatives ou contraignantes prônées pour renforcer l'effectivité du dispositif, les rapporteurs avaient écarté la possibilité délicate d'infliger des sanctions à un acteur public en cas de manquement, ou encore de donner au préfet un pouvoir de substitution. Ils privilégiaient le « renforcement de la publicité relative à la mise en œuvre du dispositif de prévention et de détection de la corruption ». D'une part, ils suggéraient que le plan de prévention ad hoc mis en place par la collectivité fasse l'objet d'un débat public annuel obligatoire. D'autre part, ils proposaient de systématiser la publication des rapports de contrôle ou simplement de leurs conclusions, sur le modèle de ceux des cours régionales des comptes.

Ces recommandations sont reprises par la proposition de loi, qui prévoit de renforcer les obligations de transparence des personnes publiques. Elle instaure une obligation, pour les exécutifs des collectivités territoriales, de rendre compte annuellement à leur assemblée délibérante des initiatives prises pour mettre en œuvre les mesures anticorruptions.

Ce rapport spécial donnerait lieu à un débat. De plus, la HATVP pourrait dorénavant décider de publier, en tout ou partie, le rapport établi à l'issue de son contrôle contenant ses observations et recommandations. Évidemment, la publicité des éventuelles lacunes ainsi relevées serait de nature à véhiculer une image très négative de la collectivité, comme cela a pu être le cas pour certaines entités déjà contrôlées par l'AFA (F.  Jourdan et Y. Benrahou, Prévention de la corruption à la CCI Nice Côte d'Azur : un rapport confidentiel qui fait du bruit : JCP A 2021, act. 608).

2. Vers une refonte de l'organisation institutionnelle de la politique anticorruption française

Le rapport appelait parallèlement à une évolution de la nature institutionnelle de l'AFA, actuellement « service à compétence nationale ». En effet, d'un côté, l'Agence présente des similitudes avec les autorités administratives indépendantes (AAI), de par les missions de contrôle qu'elle exerce, l'existence d'une commission des sanctions, ou encore les garanties d'indépendance de son directeur. De l'autre, elle exerce des missions de coordination administrative rattachables à celles d'un service administratif gouvernemental classique, ce sous une double tutelle ministérielle. En somme, il s'agit bien d'une agence « à deux visages », pour reprendre l'expression de Michel Sapin.

Cette nature « hybride » de l'Agence l'a conduit, selon l'analyse des rapporteurs, à « surinvestir » ses activités de contrôle et de conseil, au détriment de ses missions de coordination. À cet égard, le rapport égrène plusieurs insuffisances. Parmi elles, le plan pluriannuel de lutte contre la corruption ne constituerait pas un véritable instrument de programmation stratégique, faute d'objectifs précis, de calendrier de mise en œuvre opérationnelle et de modalités d'évaluation définies. En outre, l'Agence gagnerait à intensifier son action en matière de centralisation et de diffusion des informations utiles en matière de lutte contre la corruption, notamment en conduisant ou en encourageant des travaux ayant pour objectif de mieux connaître le phénomène corruptif.

Aussi, les rapporteurs suggéraient de « recentrer l'AFA sur son rôle de coordination administrative et d'appui à la programmation stratégique », afin de « contribuer à une meilleure identification de la lutte contre la corruption comme une politique publique à part entière, qui relève de la responsabilité du Gouvernement », de « clarifier la distribution des rôles » et de contribuer à la recherche d'une « meilleure efficacité opérationnelle ».

En conséquence, le rapport préconisait de détacher les fonctions de conseil et de contrôle de l'AFA. Ces dernières devaient être transférées à un régulateur indépendant, doté d'une autonomie budgétaire et fonctionnelle accrue. Les rapporteurs visaient la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, en estimant que les missions exercées par les deux entités participent d'une même politique publique de promotion de la probité.

Le rapport proposait donc de créer une « grande autorité administrative indépendante compétente en matière d'éthique publique et de prévention de la corruption, qui pourrait dorénavant porter le nom de Haute Autorité pour la Probité (HAP) ».

Toutefois, la proposition de loi n'est pas allée au bout de cette logique. Si elle consacre dans son article premier la mission de l'AFA d'assistance du Gouvernement dans la définition et la mise en œuvre de la politique de lutte contre la corruption, elle procède à un transfert seulement partiel de ses fonctions de conseil et de contrôle au profit de la HATVP.

Ainsi, la Haute Autorité, qui conserverait son nom actuel, serait finalement compétente uniquement à l'égard des acteurs publics.

À ce titre, elle apporterait son appui à « l'ensemble des personnes morales de droit public ainsi que toute entité dont le ou les dirigeants sont soumis aux obligations de déclaration de situation patrimoniale et d'intérêts », et serait chargée d'élaborer des recommandations à leur attention aux fins de prévenir et détecter des atteintes à la probité. S'agissant de ses missions de contrôle, ses agents seraient dotés des mêmes prérogatives que l'AFA : droit de communication de tout document ou information, de vérification sur place et d'entretien.

En revanche, l'AFA conserverait la plénitude de ses compétences actuelles à l'égard des acteurs économiques – y compris, et il s'agit d'une nouveauté, les filiales de grands groupes étrangers. Dans le même temps, la proposition de loi remet en cause l'indépendance du président de l'Agence, qui est actuellement un magistrat hors hiérarchie, dont il ne peut être mis fin aux fonctions (hors manquement grave), et qui ne peut pas recevoir d'instruction gouvernementale dans l'exercice de ses missions de contrôle. Outre la suppression de ces garanties, son mandat serait réduit de 6 ans (non renouvelables) à 4 ans. Enfin, l'AFA, actuellement co-rattachée au ministre de la Justice et ministre chargé du Budget, serait désormais placée directement auprès du Premier ministre.

On peut regretter l'abandon du projet de création d'une autorité unique en la matière, lequel avait justement pour vocation « de prévenir le risque de doublons, d'optimiser les ressources et d'assurer une meilleure visibilité de la politique de lutte contre la corruption ». Pour le moins, la proposition de loi manque son objectif de clarification des rôles. Au surplus, une telle scission risquerait également d'entraîner des divergences d'interprétation entre les deux autorités, en particulier au regard de la perte d'indépendance de l'AFA.

Ainsi et même si cette proposition a déjà revu à la baisse les conclusions et ambitions initiales du rapport, elle reste encore trop contraignante pour les collectivités selon certains élus. Le débat parlementaire viendra donc certainement encore modifier le contenu de cette loi et les nouvelles exigences de transparence qui pèseront à l'avenir sur les collectivités ?

La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 48, 29 Novembre 2021, act. 707