JOURNAL

Comment la commande publique s'adapte-t-elle à la crise sanitaire ? Des assouplissements encadrés

Commande publique / Crise sanitaire

Fleur Jourdan
LE JOURNAL

Dès le début de la crise sanitaire, les marchés publics ont fait l'objet d'annonces très rapides du Gouvernement. Bruno Le Maire a ainsi affirmé dès vendredi 28 février 2020 que « le covid-19 sera considéré comme un cas de force majeure pour les entreprises en particulier au regard des marchés publics de l'État ». D'autres communications de Bercy ont ensuite indiqué qu'il en serait de même pour les marchés des collectivités territoriales.

Ces annonces ont rapidement été nuancées par la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy puis complétées par l'Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d'adaptation des règles de passation, de procédure ou d'exécution des contrats soumis au Code de la commande publique et des contrats publics qui n'en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l'épidémie de covid-19.

A quels contrats s'appliquent les dispositions spécifiques de l'Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 ?

Les dispositions de l'Ordonnance s'appliquent à tous les contrats administratifs, qu'ils soient ou non soumis au Code de la commande publique, qu'ils soient en cours ou conclus durant la période courant du 12 mars 2020 jusqu'à la fin de l'état d'urgence sanitaire déclaré par l'article 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, augmentée de deux mois, soit, à ce stade, jusqu'au 24 juillet 2020.

Au-delà de ce systématisme apparent, l'Ordonnance introduit une limite forte puisqu'elle précise que ces dispositions exceptionnelles ne trouveront à s'appliquer que dans la mesure où elles sont nécessaires pour faire face aux conséquences de la propagation de l'épidémie de covid-19 et aux mesures, notamment de confinement, prises par le Gouvernement. Cela signifie que toutes les dérogations devront être appréciées au cas par cas sous le contrôle du juge.

Quel est l'impact de la crise sanitaire sur les contrats en cours de consultation ?

L'Ordonnance prévoit que les acheteurs ont l'obligation de prolonger les procédures en cours. Attention toutefois, ces dispositions ne valent pas, d'une part, ainsi que cela a déjà été indiqué, si la prolongation n'est pas nécessaire pour faire face aux conséquences de l'épidémie, et, d'autre part lorsque les prestations ne peuvent souffrir d'aucun retard. Le nombre de consultations concerné risque donc d'être limité.

La durée de la prolongation sera appréciée par l'acheteur en prenant en compte la complexité des prestations demandées, l'éventuelle nécessité d'une visite des lieux et l'importance des pièces exigées. Il doit alors offrir une durée suffisante pour permettre aux entreprises de présenter leur offre dans des conditions satisfaisantes.

En outre, l'Ordonnance permet de modifier certaines autres règles non substantielles de la consultation comme la suppression ou le report de l'obligation de visite sur place, l'introduction de méthodes de négociation dématérialisées, ou l'acceptation des signatures manuscrites scannées en lieu et place d'une signature électronique. En revanche, toutes les modifications substantielles comme celles qui toucheraient à la définition même de l'objet des prestations ou à l'allotissement seraient irrégulières.

Les offres en cours d'analyse voient-elles leur validité automatiquement prolongée ?

L'acheteur, qui peut également être dans l'incapacité, du fait des mesures de confinement, de mener à bien son analyse, peut demander aux candidats une prolongation de leurs offres.

L'Ordonnance n'a pas modifié les règles de cette prolongation qui ne saurait être automatique. Le pouvoir adjudicateur doit solliciter l'ensemble des candidats et ne peut pas décider unilatéralement de prolonger la durée de validité des offres. Il doit obligatoirement obtenir leur accord préalable sur cette prorogation et sur sa durée.

Si certains n'acceptent pas de maintenir leur offres, l'acheteur public peut poursuivre la procédure avec les seuls soumissionnaires qui ont accepté la prorogation du délai de validité de leur offre.

Les acheteurs peuvent-ils recourir aux procédures de passation de marché en urgence ?

En l'absence de précision de l'Ordonnance sur ce point, si la satisfaction d'un besoin est urgente, les acheteurs publics peuvent alors appliquer les délais réduits de publicité prévus par le 3° de l'article R. 2161-8 du Code de la commande publique.

Si l'urgence est telle que la satisfaction de leur besoin est incompatible avec ces délais réduits, ils peuvent alors mettre en œuvre la procédure sans publicité ni mise en concurrence préalable prévue en cas d'urgence impérieuse par l'article R. 2122-1 dudit code. En effet, le code permet aux acheteurs publics de déroger aux procédures de passation dans le cas d'une « urgence impérieuse », laquelle peut notamment être motivée par des considérations de santé publique.

Toutefois ce même article précise que « le marché est limité aux prestations strictement nécessaires pour faire face à la situation d'urgence ». C'est la raison pour laquelle la DAJ précise que les personnes publiques souhaitant passer ce type de marché doivent veiller à ce qu'il n'ait pas une durée excédant celle de la crise sanitaire, que les prestations prévues soient exécutées uniquement pendant la crise, que son périmètre soit circonscrit à la lutte contre l'épidémie ou à ses conséquences immédiates et que le montant ou le volume des prestations ne soit pas disproportionné par rapport au besoin résultant de la crise sanitaire.

Enfin, les acheteurs peuvent, lorsqu'une entreprise titulaire d'un marché public est empêchée de réaliser les prestations auxquelles elle s'est engagée, faire réaliser ces prestations par d'autres entreprises sans que cela constitue une faute contractuelle.

Les marchés qui s'achèvent durant cette période peuvent-ils être prolongés ?

Lorsqu'un marché en cours arrive à son échéance pendant la période d'état d'urgence sanitaire augmentée de deux mois et qu'il est impossible d'organiser une nouvelle procédure de mise en concurrence ou bien d'en mener une à terme à temps avant l'échéance du marché en cours, l'Ordonnance prévoit qu'il est possible de prolonger ce marché par avenant au-delà de la durée initiale prévue.

Attention toutefois, cette prolongation ne peut excéder les deux mois suivant la fin de l'état d'urgence augmenté de la durée strictement nécessaire au renouvellement du contrat.

Que doit faire l'entreprise si elle ne peut pas ou plus exécuter son contrat ?

Elle doit tout d'abord bien relire son contrat afin de vérifier ce qu'il prévoit en cas de force majeure. Pour les marchés publics, il convient de vérifier le cahier des clauses administratives générales (CCAG) applicable. Il existe des procédures spécifiques dans les CCAG travaux, fournitures courantes et services (FCS) et prestations intellectuelles (PI). Pour les concessions, le contrat prévoit, en général, une procédure particulière.

Elle doit ensuite informer le cocontractant public en suivant la procédure prévue au contrat, le cas échéant. L'entreprise doit constituer des preuves afin de démontrer qu'elle ne peut plus exécuter les prestations et que le covid-19 en est bien responsable (ex : arrêt de travail des salariés, fournisseurs défaillants, etc.). Il faut demander des attestations, conserver tous les éléments nécessaires pour se justifier si besoin.

En cas d'impossibilité pour le titulaire de respecter les délais contractuels, le 1° de l'article 6 de l'Ordonnance prévoit une prolongation obligatoire du délai d'exécution du contrat d'une durée correspondant à la durée de l'état d'urgence sanitaire majorée de deux mois, dès lors que celui-ci en fait la demande. Il s'agit là d'une garantie offerte par la loi au titulaire, notamment en cas d'absence d'accord entre les parties. Toutefois, si les deux parties sont d'accord pour ne pas faire jouer cette garantie minimale, le fait pour elles de prévoir un délai inférieur ne sera pas irrégulier. Les parties peuvent également décider d'une durée supérieure.

L'Ordonnance prévoit que lorsque le titulaire est dans l'impossibilité d'exécuter tout ou partie d'un bon de commande ou d'un contrat, notamment lorsqu'il démontre qu'il ne dispose pas des moyens suffisants ou que leur mobilisation ferait peser sur lui une charge manifestement excessive il ne peut pas être sanctionné, ni se voir appliquer les pénalités contractuelles, ni voir sa responsabilité contractuelle engagée pour ce motif.

La suspension de l'exécution du marché peut également intervenir à l'initiative de l'acheteur public. Il doit alors notifier la suspension au titulaire dans les conditions prévues au marché. Par exemple, en cas de suspension de l'exécution des travaux, il devra prendre un ordre de service qui doit être écrit, daté, numéroté et adressé au titulaire du marché par lettre recommandée avec accusé de réception ou par tout moyen équivalent permettant d'obtenir une date certaine de réception (CCAG Travaux, art. 3.8).

La force majeure s'applique-t-elle systématiquement ?

L'Ordonnance ne fait aucune référence à la notion de force majeure, il conviendra donc d'être vigilant avant d'invoquer ce motif.

Pour rappel, en droit administratif, même si le juge ne se fonde pas directement sur le Code civil (CE, 29 janv. 1909, n° 17614, Cie des messageries maritimes), un cas de force majeure doit être un fait extérieur, imprévisible et irrésistible pour être une cause exonératoire de responsabilité (CE, 29 janv. 1958, Bonabeau).

La DAJ de Bercy dans l'une de ses fiches explicatives publiée le 19 mars dernier a bien précisé concernant la crise actuelle qu'« il convient de vérifier si la situation résultant de la crise sanitaire actuelle, notamment le confinement, ne permet effectivement plus au prestataire de remplir ses obligations contractuelles ». Elle précise toutefois que « comme le demande le Gouvernement, il est recommandé aux acheteurs publics, eu égard au caractère exceptionnel de la crise, de ne pas hésiter à reconnaître que les difficultés rencontrées par leurs co-contractants sont imputables à un cas de force majeure ».

En outre, et si les conditions de la force majeure sont réunies, il conviendra de vérifier les stipulations du contrat pour déterminer si les entreprises sont bien déchargées de leur responsabilité contractuelle dans cette hypothèse.

Quelles sont les compensations financières qui peuvent être obtenues ?

Des mesures ont été édictées pour soutenir financièrement les entreprises dans le cadre de la commande publique.

L'Ordonnance prévoit ainsi que le taux de versement des avances peut être augmenté à plus de 60 %.

Le 4° de l'article 6 de l'Ordonnance prévoit que l'acheteur est tenu, en cas de suspension d'un marché à prix forfaitaire, de procéder sans délai au règlement du marché selon les modalités et pour les montants prévus par le contrat. Cette disposition concerne essentiellement les marchés forfaitaires ayant prévu des échéances de paiement étalées dans le temps selon une périodicité précise et ayant déterminé le montant de ces versements forfaitaires échéancés.

Cette disposition constitue une dérogation à la règle du service fait. Le paiement des échéances doit continuer, selon la périodicité prévue, quand bien même les prestations du contrat sont suspendues, ou ne sont que partiellement exécutées. Lors de la reprise de l'exécution du contrat, à l'issue de l'état d'urgence sanitaire, un avenant devra déterminer les modifications du contrat rendues nécessaires, décider sa reprise ou procéder à sa résiliation.

Lorsque l'acheteur décide d'une suspension de l'exécution du marché alors que le titulaire était en capacité d'en continuer l'exécution, il est susceptible de devoir indemniser le titulaire si cette suspension occasionne des charges d'attente avant reprise des prestations. En outre, dans les marchés publics de travaux, les titulaires, en cas de suspension du chantier, conservent la garde du chantier et ont droit, à ce titre, à une indemnisation des frais engendrés par cette garde.

Le 5° de l'article 6 de l'Ordonnance prévoit, en cas de suspension d'un contrat de concession, que le versement des sommes dues par le concessionnaire à l'autorité concédante, telles que les loyers, les redevances d'occupation domaniale, les redevances destinées à contribuer à l'amortissement des investissements qu'elle a réalisés, les redevances de contrôle et de sécurité, est suspendu.

Si la situation économique du concessionnaire le justifie, une avance sur le versement des sommes qui lui sont dues par l'autorité concédante (notamment les subventions), peut alors lui être versée. Cette disposition vise

essentiellement les concessions pour lesquelles la situation économique du concessionnaire sur la durée totale du contrat, ne lui permettrait pas de surmonter les difficultés passagères auxquelles il est confronté.

Pour aller plus loin :

- Ministère de l'économie et des finances, Direction des affaires juridiques, Les conséquences de la crise sanitaire sur la commande publique. Questions-réponses : https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/conseil_acheteurs/fiches- techniques/crise%20sanitaire/Questions-réponses_Coronavirus_et_commande%20_publique_DAJ.pdf

- CCAG, Marchés publics de travaux : https://www.economie.gouv.fr/daj/cahiers-clauses-administratives-generales-et-techniques

- F. Linditch, La commande publique en temps de crise sanitaire après l'ordonnance du 25 mars 2020 : JCP A 2020, 2089

- CE, 29 janv. 1909, n°17614, Cie des messageries maritimes : Lebon ; DP 1909, 3, p. 89

- CE, 29 janv. 1958, Bonabeau : Rec. CE 1958, p. 50

La Semaine Juridique Edition Générale n° 15, 13 Avril 2020, 473